Parfois un miroir est juste un miroir. Parfois le roman n'est pas seulement vrai de ce que le roman dit que ce que dit le roman est vrai (actualité des cryptogrammes : on a cassé le code de la Princesse Hoppy !). On peut parler, alors, d'isomorphose, comme parlent les mathématiciens d'isomorphismes pour désigner les opérations qui transportent sans déformation la structure d'un espace dans un autre. Mais si ce qui est dit n'ajoute ni ne change ni ne retranche rien à ce qui est, à quoi bon, moi, ajouter à ce qui est dit ?
« A quoi bon ? », en effet.
La même question persiste à se poser, par exemple, des kaléidoscopes.
Sur le chemin de la fazenda (c'est à dire p. 271), le docteur Euclides reprend en v.o la phrase de Goethe qui est aussi l'épigraphe du roman : « Es wandelt niemand ungestraft unter Palmen, und die Gesinnungen ändern sich gewiß in einem Lande, wo Elefanten und Tiger zu Hause sind. »
Soit : « Ce n'est pas impunément qu'on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les éléphants et les tigres sont chez eux. »
C'est à très peu de choses près la traduction de l'édition Gallimard des Affinités ("en un pays" devient "dans un pays"). La phrase est extraite du Journal d'Odile (deuxième partie, chap. VII).
Eléazard reproche non sans raison à son ami de travestir le sens de la citation. Odile, qui « ne pourrait jamais sympathiser avec les vers et les hannetons », pense qu'il faut privilégier la connaissance des êtres peuplant notre entourage immédiat à celle des « créatures étrangères » :
« Parfois, lorsqu'il me prenait un désir curieux de ces objets bizarres, j'ai envié le voyageur qui voit ces merveilles en rapports vivants, journaliers, avec d'autres merveilles. Mais il devient lui-même un autre homme. Ce n'est pas impunément etc... »
Juste après, passée une remarque relative à l'art du naturaliste (« représenter l'insolite avec son voisinage »), il y a ce passage qui m'a frappé par sa proximité avec la thématique kirchérienne :
« Un cabinet d'histoire naturelle peut nous apparaître comme une sépulture égyptienne, où se tiennent embaumées les diverses idoles animales et végétales »
Un Kircher fossilisé mis en abîme dans son cabinet de curiosités.
« Cric, croc, taupe ! m'entendis-je clamer, avec un peu de surprise. [...] – Cric, croc, taupe ! reprirent mes compagnons avant de vider leur verre. » Cric, croc, taupe ? Curieuse, très curieuse réplique qu'échangent Kircher, Grueber, Le Bernin & Caspar Schott (p. 587) pendant leur conciliabule aviné des chapitres XXV-XXVI. Ont-ils abusé d'herbe Quei ? Ont-ils forcé sur le Ho-Bryan (c'est à dire le Château Haut-Brion) ? Il n'en est rien : “cric, croc, taupe” était tout simplement une façon commune de trinquer au XVIIès. Je ne sais pas où Blas de Roblès est allé cherché ça. J'en ai trouvé mention dans une note (ci-contre reproduite) de l'édition Abel Lefranc de Gargantua, chap. XXXIX, p.334, n° 35. La phrase annotée est : « Crac, crac, crac ! » dont il est réjouissant qu'une édition savante fournisse pour commentaire : « cric, croc ! » Bref, la prochaine fois que vous trinquerez abandonnez le « tchin », oubliez le « skål », laissez tombez « ¡salud! » et « na zdrowie » : dites plutôt « cric, croc, taupe ! » — vous ferez tellement plus moderne ! |
L'ode aux vents à demi délirant que Kircher prononce devant la reine Christine (chap. XX, pp. 463-465) doit beaucoup au Lexicon Universale, un dictionnaire encyclopédique rédigé par Johann Jacob Hoffmann, paru en 1698 (Kircher est mort en 1680). Cette trouvaille est le fruit du hasard, de l'inflation de la quantité de manuscrits mis en ligne et des progrès de la reconnaissance automatique de caractères.
Ci-dessous, les deux textes en regard ; les correspondances entre le Lexicon et le discours de Kircher sont surlignées d'une même couleur.
Le plagiat était nettement plus en vogue au XVIIème qu'aujourd'hui (c'est d'ailleurs l'objet d'une dispute entre Eléazard et Euclides), aussi n'est-ce peut-être pas là « la » source de ce passage. Toutefois les ressemblances sont nettes, et surtout elles mettent en évidence tout le travail nécessaire pour ciseler un matériau brut en oeuvre littéraire. Certaines phrases sont presque directement traduites, certaines remaniées en profondeur, d'autres supprimées, interpolées ou permutées ; tantôt Blas de Roblès enlève de la matière, tantôt il en ajoute. La plupart des références sont conservées (Hérodote, Strabon, Platon, Pausanias, Sénèque), de manière à forcer le trait et l'effet de réel pour ce portrait d'un Kircher en encyclopédie vivante de l'accessoire. Comme Kircher mentionne d'autres faits que ceux rapportés par l'article VENTUS du Lexicon, j'imagine que Blas de Roblès a dû avoir recours à d'autres sources encore pour son mélange (à moins que mon latin d'arrière-cuisine n'ait pas su lire l'article correctement).
« Les
Phéniciens, sur la foi d’Eusèbe qui le rapporte
de la théologie de ces peuples, consacrèrent un temple aux vents. Les
Perses
suivirent leur exemple : Sacrificant
persae,
dit Hérodote, soli
& lunae
& telluri & igni & aquae & ventis.
Strabon le confirme
presque en mêmes termes.
«
Les Grecs imiteront les uns & les autres des
peuples que je viens d’alléguer ; l’expédition
de Xerxès
menaçant la
Grèce, ils consultèrent l’oracle de Delphes qui leur répondit qu’il
fallait se
rendre les vents favorables pour en avoir des secours, ils
leur
sacrifièrent
donc sur un autel dédié à leur honneur, & ensuite la flotte de
Xerxès fut
dissipée par une furieuse tempête. Platon, en son Phèdre,
rapporte qu’il y avait en son temps à Athènes un autel
consacré au vent Borée. Et
Pausanias nous apprend qu’il y avait aussi à
Sycione
un autel destiné aux sacrifices qu’on faisait pour apaiser la colère
des vents.
« Les
romains donnèrent encore dans les mêmes rêves,
ils sacrifiaient
une brebis
noire aux vents de l’hiver, & une
blanche aux
Zéphirs, sur le rapport de Virgile. Et l’empereur Auguste,
qui avait
l’esprit
si éclairé, se
trouvant dans
la Gaule narbonnaise & consterné
de la
violence du vent
Circius,
qu’on appelle encore à Narbonne le vent de
Cers, qui
renversait les maisons & et les plus grands arbres, &
donnait néanmoins
à l’air une merveilleuse salubrité,
fit vœu de lui consacrer un temple
& le
lui bâtit effectivement. C’est
Sénèque
qui nous l’apprend en
ses Questions naturelles.
« Les
Scythes enfin, aux dires de Lucien, juraient par
le vent & par leur épée qu’ils reconnaissaient
ainsi pour leur
dieu.
La possibilité que le reste du roman soit tout autant ouvragé a de quoi donner le vertige ; un vertige proportionné aux estimations données par Blas de Roblès : 10 ans d'efforts, 8 heures par jour, soit des milliers d'heures de travail dont cet extrait ne donne qu'une petite idée. « Au point que c'était devenu ma vie », dit l'auteur, dont l'acharnement évoque forcément la folie d'un Flaubert capable de s'enfermer 5 ans dans le « tourlourou antique » pour écrire Salammbô.
Juillet 1857 : « Savez-vous combien, maintenant, je me suis ingurgité de volumes sur Carthage ? environ 100 ! et je viens, en quinze jours, d'avaler les 18 tomes de “La Bible” de Cahen ! avec les notes et en prenant des notes ! »
Juillet 1861 : « Pour te donner une idée du petit travail préparatoire que certains passages me demandent, j’ai lu depuis hier 60 pages (in-folio et à deux colonnes) de la “Poliorcétique” de Juste Lipse. Voilà. »
Deux mois plus tard :« Je vomis des catapultes, j'ai des tollénons dans le cul et je pisse des scorpions ! »
C'est aussi que, « pour qu'un livre “sue” la vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-dessus les oreilles », ce qui met l'écrivain en danger permanent d'être « aussi embêtant qu'un bouquin scientifique » — et alors « bonsoir, il n'y a plus d'art ». Quand bien même l'auteur trouverait « le milieu entre la boursouflure et le réel », une autre menace se profile, plus diffuse et plus sûre : « l'idée de toutes les inepties que je vais faire dire sur mon livre m'accable d'avance » ! — En vertu de quoi je ferais peut-être bien de cesser là mes élucubrations.