tigre

Là où les tigres sont chez eux

Notes de bas de page pour le roman de Blas de Roblès

Anamorphoses

L'anamorphose, donc. Principe premier choisi par l'auteur pour la composition de son roman. L'éditeur lui-même nous en avertit, entre la table et son catalogue : « CE LIVRE EST UNE ANAMORPHOSE... » (p.777). Que faut-il entendre par là, au juste ?

S'il est certain que l'opérateur anamorphique agit au moins au niveau narratif de l'oeuvre ('diégétique'), plus subtile et moins ordinaire est l'action de l'anamorphose sur le plan 'représentatif', c'est à dire celui des rapports de la fiction au réel. Certes ce Brésil est bien le Brésil, São Luís est bien la capitale du Maranhão, les lois de la physique sont respectées et les topinambours tiennent vraiment leur nom d'un peuple cannibale d'Amazonie.

Pourtant, très localement, en deçà des seuils de perception offerts par la lecture cursive, la machine représentative se détraque : une anecdote n'est pas rapportée exactement, une citation est déformée, une référence imaginaire, etc... Comme les distrosions concernent toujours des détails, il est tentant de plaider avec Daniel Arasse « pour une histoire rapprochée » de cette littérature de l'anamorphose qui concède l'existence d'une certaine réalité mais refuse de lui demeurer absolument aliénée ; une littérature qui assume un éclectisme arbitraire dans sa vision du monde et qui ne le donne à voir qu'au prix de son travestissement ciblé. Monde dépouillé de l'exigence de véracité, où chaque objet peut devenir magique, chaque parole anodine révéler un secret hermétique. L'écriture pour Jean-Marie Blas de Roblès est un art de la stéganographie.

L'emploi de ce procédé, malgré sa fécondité, est moins une affaire d'intérêt effectif qu'une question de principe. Une encyclopédie anamorphique des champignons pourrait délibérément classer l'amanite phalloïde parmi les très bons comestibles — à charge pour les survivants de rectifier l'erreur par eux-mêmes.

Ayant survécu à Là où les tigres sont chez eux, je puis en rédiger l'erratum. On aura compris, j'espère, qu'il ne s'agit pas pour moi de rétablir la vérité à la façon d'un censeur redresseur de torts, mais bien plutôt, en empilant mes notes sous celles d'Eléazard, de me laisser simplement prendre au jeu (ludus : le jeu, l'étude)

Brésil - URSS

C'est ici que ce site est né, p. 409, dans la mention de cette rencontre de football entre le Brésil et l'URSS. Eurêka, pensai-je : si je peux retrouver la trace de ce match, je pourrai en tirer une précieuse indication de localisation temporelle...

Internet rencensant d'autant mieux les choses qu'elles sont futiles, il fut rapide de déterminer que Soledade était absorbée par un match du premier tour de la coupe du monde 1982, joué le 14 juin au stade Sanchez Pizjuan de Séville. Au premier abord, le match s'est bien déroulé tel que De Roblès le raconte, 1-1 puis but du Brésil en toute fin de match sauf que... De Roblès a modifié le scénario original ! Dans le roman, le second but est inscrit à la 99ème minute (sic) par Zico sur une passe de Eder après un coup-franc tiré par Falcão, alors que, ce 14 juin 82 à Séville c'est Eder qui marqua le but de la victoire après que Falcão eut assez intelligemment je dois dire laissé filé le ballon entre ses jambes, à la 88ème. Allons bon.

Le match était raconté avec trop de détails pour laisser croire à une erreur. Par ce petit hiatus avec la réalité, nécessairement prémédité, l'auteur cherchait à me signifier quelque chose. Quoi ? Que je m'égarais à vouloir chercher un point de fuite, un quelconque sens hors la langue ? Que je me trompais d'idée de la littérature ? Que j'oubliais le principe de Gracq : « dans la fiction, tout doit être fictif » ?


A toutes fins utiles, signalons tout de même que la référence à la coupe du monde 1982 est corroborée par la défaite ultérieure du Brésil (p. 665) ; et que l'auteur du premier but contre l'URSS est un certain... Socrates, patronyme qu'il est difficile de considérer innocent quand le meilleur ami du héros se nomme Euclides...

La fiche du match peut être consultée sur le site de la FIFA, et il existe des images de la partie commentées par un sympathique journaliste danois.

La plus belle phrase...

Loin même de prétendre à l'exhaustivité, il y a bien une trentaine de citations dans le roman qui mériteraient l'effort de rechercher leur source. Examinons deux d'entre elles. P. 601, Loredana récite « le seul poème qu'elle savait par coeur » :

In questo giorno perfetto
In cui tutto matura
E non l'uva sola s'indora,
Un raggio di sole è caduto sulla mia vita :
Ho guardato dietro a me,
Ho guardato fuori,
Nè mai ho visto tante et cosi buone cose in una volta...

Ce texte a peu de chances d'être repris par les anthologies de poésie italienne ; non qu'il manque de qualités, mais parce que son auteur est allemand ! Ce texte     est la traduction en italien du tout début de Ecce Homo : « En ce jour de perfection, où tout vient à maturité et où la grappe n'est pas seule à dorer, un rayon de soleil vient de tomber sur ma vie : j'ai regardé derrière moi, j'ai regardé loin devant moi : jamais je n'ai vu, à la fois tant de choses, et si bonnes... »

Transformer Nietzsche en poète italien, voilà bien le pouvoir de l'anamorphose !

Sur cette même page 601 figure « l'une des plus belles phrases qui eût jamais été écrite » :

... mourir lentement et attentivement, de la même façon que tète un enfant.

Félicitons Loredana pour ses saines lectures : cette phrase est de Georges Bataille, dans L'Abbé C. – vers la fin du journal de Chianine, p. 195 de l'édition Minuit – ouvrage qui contient certainement quelques unes des "plus belles phrases jamais écrites" ; celle-ci par exemple : « les mots disent difficilement ce qu'ils ont pour fin de nier. »

Si je voulais faire anamorphose de tout bois, je tiendrais pour très important le fait que Bataille ait intercallé, lui, une virgule entre "mourir" et "lentement" : « J'aimerais mourir, lentement et attentivement, etc... », virgule qui affecte profondément le signification de la phrase (divertissement : lire Eats Shoots & Leaves, par Lynne Truss).

La mort ici erre

Page 637, Moéma se souvient d'une anecdote souvent racontée par son père: un écrivain aurait renoncé au dernier moment à embarquer à bord du paquebot Général Lamauricière à cause de l'homophonie "la mort ici erre" ; et le bateau de couler une semaine plus tard.

L'écrivain en question est Max-Pol Fouchet (1913-1980), et la paquebot le Lamoricière (1920-1942).

Le 6 janvier 42, Fouchet qui réside à Alger accompagne sa femme Jeanne à l'embarquement du navire qui doit la conduire en France où elle revient préparer l'agreg' de lettres. Quand il lut le nom maudit il ne refusa pas de monter à bord, puisque seule sa femme était de la traversée, mais des épouvantes se dressèrent devant lui : « Je courus jusqu’à l’extrémité du quai, avec le désir fou d’arrêter le bateau » (lire sa prémonition). Le paquebout coulera 3 jours après, au large des Baléares, laissant 300 disparus dont la femme de Fouchet.

L'épave du Lamoricière a été retrouvée quelques semaines avant la publication de Là où les tigres sont chez eux (dépêche).

Eléazard, selon Moéma (p.638), raconte aussi que Beckett aurait « à force de vociférations » réussi à empêcher le décollage d'un avion piloté par un commandant nommé Godot. Pour Beckett, le fait que l'avion ne ce soit pas écrasé prouvait qu'en s'échappant de l'apparail il avait « déjoué un plan fatal et sauvé in extremis la vie des passagers ».

La version de John Calder, éditeur et ami de Beckett, est un peu moins spectaculaire. Beckett était resté dans l'avion, se demandant seulement si son destin n'était pas en train de le rattraper (« if my destiny had caught up with me at last ») :

 

Fosilles

L'expédition d'Elaine, Mauro, Dietlev et Milton au Mato Grosso a pour objectif la collecte de fossiles précambriens - quelques spécimens apportés par un pêcheur à Dietlev l'ayant convaincu de l'existence d'un gisement exceptionnel dans le nord du Pantanal (le plus grand marais de la planète, 50 à 200 000 km² d'eau stagnante, dans le bassin du Río Paraguay, au Sud-Ouest du Mato Grosso & à proximité de la Bolivie).

Dietlev H. G. Walde est un paléontologue allemand en poste à Brasilia connu pour avoir découvert, « deux ans plus tôt », le premier fossile précambrien d'Amérique du Sud : « Corumbella Wernerii, Hahn, Hahn, Leonardos & Walde ».

Enquêtons, et dés-anamorphosons :

[Detlev H.G. Walde]Detlef Hans Gert Walde (photo ci-contre) est vraiment un géologue et paléontologue allemand (naissance à Leipzig, études à Freiburg), membre de l'institut de géosciences de Brasilia ; son nom est attaché à la découverte, en 1980, du premier mégafossile précambrien (néoprotérozoïque) d'Amérique du Sud : « Corumbella Werneri [un seul i],  G. Hahn, R. Hahn, O. H. Leonardos, H. D. Pflug & D. H. G. Walde ».

Description de Dietlev par Blas de Roblès : « Elaine fut contente de retrouver la bonne bouille de son collègue allemand. Petit, rondouillard, il entretenait une barbe drue, couleur poivre et sel, comme pour compenser la maigre couronne de cheveux qui résistait encore aux assauts de la calvitie. »

J'hésite à lui écrire (detlef_at_unb.br) pour prendre des nouvelles de sa jambe !

Observation secondaire : 1980 + « deux ans plus tôt » = 1982 = Brésil/URSS, c'est consistant.

S'il advenait que Herr Professor Walde lise un jour Là où les tigres sont chez eux, je pense que le chapitre XXX pourrait le faire sourciller. Un soir, le chaman des Apapoçuvas ramène du sommet de la montagne une brassée de fossiles, parmi lesquels, évidemment, celui que les scientifiques étaient venus chercher (p. 685). Or, cet inselberg de pierre noire est vraissemblablement granitique — et le granit étant une roche ignée, il est très rare d'y trouver des fossiles (on ne trouve des fossiles que dans les roches sédimentaires, mais il peut arriver qu'une huitre collée à un affleurement de granit soit ensuite ensevelie sous les sédiments). Par Werner, par Humbolt, scandale !